La grève sociale aujourd'hui

L’efficacité et la portée transformatrice de la grève sociale en fait, dans divers pays, l’un des moyens de lutte les plus prisé. Or, au Québec, l’idée de faire la grève sociale n’est que rarement discutée et presque jamais mise de l’avant. Situation étrange qu’il nous faut comprendre. Un petit saut dans l’histoire s’impose pour voir comment nous en sommes arrivés là et quels défis nous aurons à surmonter quand la grève sociale deviendra nécessaire.

Compromis Fordiste

À la fin de la Deuxième guerre mondiale, les syndicats se sont imposés comme un élément incontournable du paysage capitaliste. Les entreprises bousculées par les nombreuses grèves syndicales tentent donc d’en limiter les effets économiques (perte de profits, perte de crédibilité, etc). C’est dans ce contexte qu’émerge ce qu’on a appelé le compromis fordiste. Ce compromis permet la reconnaissance légale des syndicats, mais encadre du même coup leur droit de grève. Alors, qu’auparavant, les travailleur.e.s déclenchaient la grève comme ils et elles l’entendaient, avec le compromis fordiste, la grève devient légale, mais seulement dans des contextes bien précis. Par exemple, elle est légale lors des négociations des convention collectives, mais est déclarée illégale si elle a lieu alors que la convention est toujours en cours. Ce “compromis fordiste”, via entre autres l’avènement des conventions collectives, aura comme principale conséquence d’augmenter la productivité des entreprises et de donner aux ménages ouvriers un plus grand pouvoir d’achat dans la société de consommation d’après-guerre. Le “compromis fordiste” marque également la création de la la formule Rand. Cette formule est une manière pour l’entreprise et l’État de maintenir une bonne entente avec les syndicats tout en les intégrant à leur logique de l’augmentation des salaires selon la productivité. Il s’agit d’une jurisprudence qui, en échange de la reconnaissance d’un unique syndicat pour tout les travailleurs et travailleuses d’un lieu de travail,, le patron reconnaît le syndicat et perçoit, sur le salaire de ces employéEs, une cotisation syndicale.

Cette formule fait en sorte que les grèves beaucoup plus difficiles à déclencher, puisque l’organisation syndicale se doit de représenter toutEs les travailleuSEs du lieu de travail syndiqué, et non seulement les travailleurs et travailleuses qui croient à la mission du syndicat. Ainsi, les enjeux de société qui motivaient les grèves du début du 20ème siècle comme la liberté d’expression, la journée de huit heures ou contre les guerres, sont laissé à l’arrière plan de la plupart des combats syndicaux suivant la deuxième guerre mondiale. En effet, ces grands enjeux facilitaient le support populaire des luttes syndicales, alors qu’au contraire, lorsque l’on doit faire approuver un grève en assemblée par tout les travailleurs et travailleuses, qui sont souvent dans des situations précaires et ne peuvent se permettre de faire la grève, il devient nécessaire de cibler des enjeux concrets qui sont au coeur du quotidien des employéEs. De plus, les objectifs visés par les mouvements de grève sont généralement réduits, pour qu’il soit plus facile de les faire accepter par une majorité de membres.

Politique Néolibérale

En 1973, le “compromis fordiste” est en crise suite au choc pétrolier. Ce choc entraîne une augmentation du prix du pétrole et conséquemment, une augmentation des coûts de production. L’économie entre alors dans une période de stagflation, où il y a à la fois une inflation et un taux de chômage qui reste élevé, ce qui durera jusqu’au début des années 1990. C’est dans cette situation que le néolibéralisme va apparaître comme politique d’État. L’idéologie néolibérale va confiner au passé la “sociale-démocratie keynésienne” et affirmera que pour arrêter l’inflation, il faut mettre un terme aux augmentations salariales et aux avantages sociaux durement acquis des travailleurs et travailleuses. Ce sont les travailleurs et travailleuses qu’on attaquera pour protéger les profits des entreprises et des corporations. Les gouvernements québécois et canadiens successifs vont mettre en application cette doctrine en appliquant des lois spéciales pour briser les grèves des secteurs publics et privés tout en s’attaquant aux services sociaux. En réponse à ces attaques étatiques, les centrales syndicales québécoises se mobilisent dans un front commun pour aller au-delà des demandes sectorielles et contrer la montée de l’idéologie néolibérale. Cependant, les injonctions gouvernementales forçant le retour au travail et plusieurs lois liberticides quant au droit de grève ont diminué grandement le pouvoir des syndicats. Ainsi, depuis les années 1980, le mouvement syndical peine à se renouveler et à poursuivre son rôle central au sein des mouvements sociaux, et cherche d’autres méthodes pour défendre les droits des travailleurs et travailleuses, notamment dans le maintient des emplois locaux, par la création du fond de solidarité de la FTQ, en 1983, et le fondaction de la CSN en 1996. Les syndicats investissent donc massivement dans l’économie, le fond d’action de la FTQ représentant 10 milliards à lui seul. Toutefois, il s’agit d’une contradiction majeure puisque les profits des entreprises locales croissent à mesure que s’amoindrissent les conditions de travail: c’est lorsqu’une entreprise réduit ses coûts de production en déménageant ses infrastructures au Mexique qu’elle augmente ses profits. Cela montre que les syndicats on cessé de croire non seulement en une amélioration des conditions pour toutEs, mais aussi fini de croire en leur capacité d’utiliser la perturbation de la production économique à grande échelle comme moyen de pression, puisque cela réduirait les profits. En conséquence de quoi, nous dirons que le syndicalisme est aujourd’hui dans une impasse qu’est la concertation avec les élites économiques.

Austérité et perspective de lutte

Aujourd’hui, bien que le choc pétrolier soit depuis longtemps histoire du passé, on poursuit les mêmes politiques néolibérales, voir même on les accélère. Cette fois-ci, c’est la dette des États qui joue le rôle d’épouvantail. Et on nous vante la nécessité de “l’austérité”, de la “lucidité” et du “déficit zéro”, toutes sortes de manières détournées de dire que se sont les travailleurs, travailleuses et les plus pauvres de la société qui devront encore une fois écoper. Soulignons qu’on ne demande pas de tels sacrifices aux entreprises, pire elles ont même vu leur contributions fiscales être réduites de 35 % depuis 1960. Lors de ces périodes où “coupures” est le maitre-mot des gouvernements d’ici et d’ailleurs, il est essentiel d’entrevoir la grève sociale comme réponse. Seule la perspective d’une grève sociale pourrait permettre la constitution d’un front commun du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux dans l’optique d’une défense des institutions publiques, du patrimoine collectif ainsi que de l’obtention de gains salariaux et d’autogestion des milieux de travail. Face aux lois spéciales qui tentent de nous rendre passifs et passives, face aux coupures qui affectent nos conditions de vie, face à la marchandisation de toutes les sphères du social, face au capitalisme qui nous asservit, il est grand temps de nous unir afin d'accroître notre rapport de force et notre combativité puisque les limites de la légitimité (loi spéciale brimant le droit de grève et judiciarisation de la contestation) seront toujours poussées plus loin par les élites gouvernementales. Les exemples historiques de la grève générale de Winnipeg en 19191, de la grève générale du 9 mai 1972 au Québec2 sont probant de solidarité, de spontanéité et de radicalité. Nous gagnerions à nous en inspirer. De plus, il est possible de retracer, avec la crise de la dette en Europe, plusieurs mouvements s’inspirant de la grève sociale pour protester contre les mesures d’austérité imposées par les différents gouvernements européens.

Depuis les années 1980, avec la récession économique ainsi que l’affaiblissement du pouvoir syndical, les mouvements sociaux ont pris la place des syndicats en temps que force vive de contestation. Cependant, la grève comme perturbation économique, levier primordial d’un rapport de force, est du ressort des syndicats. Dès lors, une union des acteurs sociaux semble la voix à envisager pour obtenir des gains concrets tout en montrant notre rage et la beauté de nos aspirations dans nos rues, nos lieux de travail et nos espaces de vie.

[1] Grève générale des travailleurs et travailleuses de Winnipeg, durant plus de six semaines, et qui va culminer par la perturbation totale des activités économiques et par l’affrontement armée face aux militaires.

[2] Suite à une répression étatique envers des dirigeants et des militants syndicaux, plus de 300 000 syndiquéEs vont débrayer et occuper certaines villes, comme Sept-Îles, Joliette, Thetford Mines, Sorel, pour réclamer la libération de leurs camarades.